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Mots de travers
17 janvier 2009

#04 Des sens aux voyages...

Dans la gare d’Agra, nous attendons depuis les petites heures du jour. La nuit a été courte, les chiens ont hurlé sous nos fenêtres, les moustiques ont fredonné, les draps ont été froissés et les oreillers trempés de sueur. Le train a quelques heures de retard, il nous faut attendre dans une petite salle que l’on dit faite pour cela, l’attente. Je lis, je tente de me plonger dans ma lecture et de créer une bulle autour de moi. Jambes croisées sur mon siège de plastique collant, je relis les mêmes phrases, mais mes sens sont distraits sans cesse … Des odeurs de nourriture arrivent jusqu’à nous, épices qui piquent le nez, parfums fruités qui mettent l’eau à la bouche, chaleur épicée du chaï, le thé au lait et aux épices, qui soulève un peu le cœur, graisse brûlée et beignets dégoulinants qui font froncer le nez. Les oreilles bourdonnent du bruit continu et épuisant, cris des vendeurs ambulants, pleurs d’enfants suspendus à leur mère, caquettements des poules picorant sur le quais, chuintements et crissements des machines et des wagons qu’on décroche, marmonnement grave de deux vieux messieurs voûtés, appuyés sur leur canne et toujours, en fond sonore ininterrompu, jour et nuit, le vrombissement d’un ventilateur antédiluvien.

A côté de moi, une souris, toute petite, s’obstine à grimper sur mon sac à dos. Il n’y a pourtant rien d’intéressant pour elle dedans, je la fais descendre à plusieurs reprises sans me lasser, elle se cache dans un recoin, reviens dès que mes yeux se détournent. C’est comme un jeu qui m’empêche de penser à l’attente, aux heures qui passent dans cette petite pièce qui sent le moisi et le renfermé. En face de moi les deux petits vieux marmonnent toujours, on dirait qu’ils ont toujours été ici, à cette place, et qu’ils y resteront pour les siècles à venir. Une femme, voilée et vêtue d’un superbe sari orangé, tient son sac à main serrée contre elle, ses beaux yeux en amande sont baissés. Une mère rassemble sans cesse ses enfants impatients de courir et d’explorer les quais de la gare. Un homme d’un âge incertain regarde dans le vide, on dirait qu’il n’attend rien. Je les regarde longtemps en me demandant ce qu’est l’attente pour eux. Résignés, fatalistes, les quelques heures de retard d’un train ne les émeuvent pas, les heures passent sans les toucher.

           La chaleur tire de nous des litres d’eau salée, on ne se douterait pas qu’on en contient autant. Une rivière se forme dans mon dos, un ruisselet entre mes sourcils, sur ma lèvre supérieure, sur mes tempes, entre mes seins. Laisser couler. Et la souris, la laisser grimper et visiter les sangles de mon sac.

Le train arrive, on ne l’attendait plus, presque. En passant près de nous, debout sur le quais, il projette un souffle chaud qu’on dirait rempli de tous les parfums amassés depuis Bénarès. Le soulagement de son arrivée laisse place presque immédiatement à l’angoisse : les wagons se succèdent, se sont tous des wagons aux fenêtres grillées, par lesquelles sortent des bras, des têtes, une marée humaine … Avec la fatigue de la nuit, de la chaleur, de l’attente, avec toute notre inquiétude de jeunes arrivantes - moins d’une semaine indienne d’ancienneté – on ne peut empêcher une bouffée de panique de nous envahir. Wagons à bestiaux, wagons de tôle, barreaux gris, entassement humain … Le train s’arrête, crissement de frein assourdissant, la porte s’ouvre, non il n’y a pas de porte je crois. Nous montons avec peine sur la plate-forme, un demi-litre de sueur sous l’effort, une odeur d’urine entêtante nous prend à la gorge, j’évite le regard de ma compagne de voyage, je serre les dents et m’engouffre dans le wagon. Je respire à nouveau en m’apercevant que l’entassement humain visible de l’extérieur n’est qu’une impression, c’est à la recherche d’un peu d’air que les passagers se tiennent près des fenêtres. J’avance dans le wagon, à la recherche de nos places. Je sens peser sur moi le regard des passagers, aucun ne répond à mon sourire, ce sera la seule fois que je sentirai autant d’animosité, aussi peu de sympathie dans le regard des Indiens. Une fois assises, nous tentons de reprendre nos esprits. En Inde, cela signifie classer, identifier, trier les sensations qui nous assaillent, afin de pouvoir un peu se recentrer en soi-même, repousser les agressions et stimuli, apaiser ses sens en ébullition. L’odeur d’urine est moins forte, elle est étouffée par les odeurs musquées et chaudes des corps rassemblés et moites. Des parfums d’épices nous parviennent de l’extérieur, des mains se tendent à travers les barreaux pour proposer beignets de légumes, fruits, chaïs, chips, brochettes, riz … Les cris et bruits de la gare semblent plus éloignés, c’est le grondement sourd des moteurs du train, le vrombissement des ventilateurs au plafond, le murmure des conversations qui les ont remplacés. Le train s’ébranle enfin, nous plongeons nos regards dans nos livres pour tenter d’oublier les regards posés sur nous, pour tenter de dénouer la boule dans notre gorge, pour faire passer ce temps et se convaincre que ça ira mieux, bientôt, très vite.

Deux semaines plus tard, Jodhpur.

Une odeur ronde, trop mûre, chaude … ce sont des bananes, une carriole entière de bananes, dont quelques unes sont tombées au sol et se sont écrasées, libérant leur arôme. Quelques pas et c’est un parfum suave et sucré qui vient nous assaillir. Sous notre nez sont brandis des gobelets débordants de lassi à la mangue, comment résister ? La belle couleur orange clair est rendue brillante par la glace pilée, et tant pis si c’est de l’eau, l’ennemi numéro un du voyageur, ça fond dans la bouche, ça remplit la gorge de fraîcheur, de la douceur du yaourt et du goût sucré et suave de la mangue. Parfums d’encens, fumées entêtantes. Vêtements empilés sur des tréteaux de bois, douceur de la soie, toucher rêche du chanvre, légèreté colorée du coton. On avance, le marché est presque traversé. Dans l’ombre se dessinent des formes vagues, je ferme les yeux, éblouie par le soleil. En un instant je sais quelle échoppe se cache à l’abri de la lumière : le nez pique sous l’assaut des parfums épicés, cannelle, cardamome, clous de girofle, piment, curry, cumin, anis, et dans un coin, des tas de tabac, pyramides brunes ou dorées. Sur un petit réchaud bancal, une théière bouillonnante de chaï disperse ses effluves. Un vieil homme assis au pied d’un arbre chétif fume en silence un bidi, ces petites cigarettes roulées à la main, au parfum épicé.

Nous nous éloignons du marché, la route monte vers la citadelle. Sous le chaud soleil, les pas sont lents, les mots échangés se font rares. Un goût de poussière sur les lèvres, de sel et de sueur sur la langue. Nous arrivons dans la vieille ville, blottie autour de la citadelle majestueuse et imposante. Une odeur de prairie tout à coup, de bergerie … C’est une chèvre, qui broute quelques herbes sèches au bord du chemin, tenue par une femme à la peau sombre et ridée, au sourire immense. Même ses yeux sourient, elle nous montre sa chèvre, puis sa fille, petite boule de couleurs emmêlées posée sur la route et qui joue avec des brindilles.

         Plus loin nous échangeons trois mots avec deux enfants qui jouent sur un muret devant leur maison. Les parents sortent sur le pas de leur porte et nous invitent à boire un chaï chez eux. Nous comprenons que c’est le jour de congé, ils nous font visiter leur maison, nous font installer sur les tapis de la pièce principale, salon-salle-à-manger-chambre. Une télévision trône dans un coin, des acteurs de sitcom indienne gesticulent en criaillant. Les casseroles rutilantes sont suspendues, juste en-dessous est rangée la vaisselle des grands jours. Au mur, quelques images colorées et brillantes, dans le plus pur kitsch indien. On devine ce qui devient la table basse, ce qui sera déplié pour devenir les lits. Le chaï arrive au moment où nous avons atteint les limites de la compréhension commune. Brûlure dans la gorge, douceur âcre du lait bouilli, âpreté du thé noir, parfums des épices, cardamome, cannelle. La dernière gorgée est un peu écœurante mais le sourire de nos hôtes est le plus merveilleux des cadeaux. Et notre sourire reflète tout ce bonheur de la reconnaissance, le plus grand des remerciements, la joie de trouver ce que nous attendions, ce qui donne un sens aux voyages.

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