#07 La mystérieuse petite vieille du marché.
Il y a de ces gens que l'on rencontre, le plus souvent croise. Des gens... bizarres.
Je ne parle pas de ces gens que l'on côtoie au quotidien, qui
sont proches de nous, dont la bizarrerie nous apparaît comme
habituelle et bien moins savoureuse.
Non, je parle des
énergumènes qui ne font souvent qu'une apparition soudaine, et une
disparition toute aussi soudaine. Qui produisent un choc d'inattendu,
une sensation d'irréalité qui brise la routine. On a d'ailleurs
souvent du mal à intégrer ce qui vient de se passer, n'arrivant
tout simplement à l'inscrire dans une suite logique, qui prenne un
sens en accord avec une trame narrative, une suite d'événement
somme toute assez attendus et... conventionnels.
Par exemple, je marchais il y a peu de temps avec un ami et ma
copine dans le vieux lyon, quartier de saint-jean, déambulant
paisiblement entre les hautes façades ocres italiennes, me croyant
en bord de mer. Nous allions réserver une table au restaurant.
Et
subitement, surgie de nulle part, une femme d'une quarantaine bien
entamée, d'apparence saine d'esprit, nous interrompt au beau milieu
de notre discussion tranquille :
« - Un lézard, deux lézards, trois lézards... »
dit-elle de manière très intelligible en passant à côté de nous, nous pointant du doigt comme si elle comptait ses moutons avant de les rentrer à l'étable.
J'ai mis longtemps à m'arrêter de rire. C'était tellement incongru. Je répétais à marie :
« - Mais c'est incroyable, mais t'as vu ? Mais pourquoi... que ? Comment ? Des lé-zards ??? » (avec une inflexion de la voix sur le « zard »)
J'étais comme un gosse qui voit le père noël.
Il y a une vieille (une personne d'un âge avancé), à besançon,
que je n'arrête pas de croiser, toujours au même endroit, toujours
le même jour ou presque. Presque, parce qu'il m'arrive de la croiser
dans d'autres conditions que celles dont je vais vous parler, mais
elle ne s'arrête pas dans ces cas-là.
C'est le dimanche matin,
quand les boulangeries sont fermées et que je vais chercher du pain
au marché, que je croise, à tous les coups-mais à tous les
coups-cette petite vieille tout droit sortie de l'enfer. Elle a un
physique très particulier.
Elle est courte sur pattes, voûtée
et traîne un cabas à carreaux. Jusque-là, vous allez me dire, rien
de bien surprenant et de dérogeant au stéréotype de la petite
vieille qui fait son marché. Mais ne parlez pas trop vite.
Ce
qu'il y a de particulièrement remarquable, c'est son expression. Sur
ses traits se lit une profonde apathie, quelque chose d'assez
grotesque qui me fait indéniablement penser à du chewing-gum. On la
dirait possédée (au sens démoniaque du terme) d'un désintérêt
irrémédiable pour tout ce qui se passe autour d'elle. Elle a le pas
lourd, traînant, d'un ours, mais sans l'énergie. Elle n'est pas
flasque, elle a juste l'air inanimée.
Aaah, elle vaut des points,
celle-là.
Mais n'allez pas croire que je me moque, au contraire.
Je lui voue, comme à tout phénomène piquant ma curiosité, un
respect très simple, et un intérêt, celui de l'amateur face à une
nouveauté.
Ce qui est marrant, c'est quand elle me voit. On
croirait voir passer une petite étincelle dans ses yeux, très
rapidement, et elle s'anime brusquement, mais discrètement, juste le
temps de me poser cette question, toujours la même :
« - Vous n'auriez pas deux euros ? »
et toujours de la même manière : (je vais essayer de retranscrire le plus fidèlement possible)
« - Zoooriez paas deuuux euuuuuro' ? »
avec un brusque arrêt sur le « o » de « euros » et un prolongement particulier sur les « eu », autant dire un fort accent franc-comtois.
Alors, moi, la première fois, je me suis dit, wahou ! deux dollars ! C'est pas rien, quand même ! Donc je lui répond sur un ton neutre :
« - Non, désolé. »
et elle :
« - Aaaaah bon. »
et elle a repris en un clin d'oeil le même air léthargique, et de la même démarche congelée, elle s'en est retournée, comme déçue, à ses préoccupations sûrement philo-théologiques.
Et depuis, à chaque fois que je vais acheter mon pain le dimanche
matin à besançon, je croise la petite vieille. Et à chaque fois,
elle me demande deux euros. Et à chaque fois, je lui répond non,
désolé.
Je me demande ce qui se arriverait si je lui donnais.
J'ai un peu peur de briser le cycle.
Qui sait ce qui pourrait bien se
passer ? Est-ce qu'elle se transformerait en fée magnifique,
rutilante, et me remercierait pour ma pureté d'âme ? Est-ce qu'elle
réaliserait trois de mes voeux les plus chers ? Est-ce qu'elle
resterait elle-même, me dirait à peine merci et continuerait sa
route comme si rien ne s'était passé ? Et si je continue comme ça,
à répondre « non, désolé » ? Est-ce qu'elle ne va pas
un jour me sauter dessus avec une lame longue comme un fémur pour me
transpercer la peau en criant :
« - ALORS COMME CA T'A PAS DEUX EUROS HEIN ? HEIN ? C'EST BIEN CE QUE T'ALLAIS ME DIRE HEIN ?!! »
Faut pas croire, c'est dangereux les petites vieilles au regard
torve, malgré l'expression atone dans les yeux, ça cache bien son
jeux...
Sans rire, c'est quand même bizarre, quand on y pense.
Pourquoi moi ? Pourquoi toujours la même question ? Comment elle
fait pour me reconnaître (je vous assure, je ne la connais pas !),
parce qu'elle doit bien me reconnaître d'une manière ou d'une
autre, pour me répéter toujours la même chose. Et si c'était un
message codé inconsciemment ?
Qu'est-ce qu'elle peut bien
vouloir me dire à travers « v'z'oriez pas deux euros ? ».
Et quand on y regarde de plus près, cette phrase a des sonorités
attachantes, une structure en accordéon (loin d'être un palindrome,
mais tout de même) avec un début en « o », une fin en
« o », deux « eu » qui s'enchaîne en
traîîînant en milieu de phrase, ce qui donne une facilité de
mémorisation et de prononciation assez onomatopoétique, élastique,
qui donne comme une matière à la phrase. Elle est rythmée. D'un
rythme faible et très mou.
Ce qui est marrant, c'est que je ne me suis absolument pas
formalisé de cette approche brutale et peu civilisée les premières
fois, contrairement à la femme aux lézards qui m'a choqué. J'ai
continué ce que j'étais en train de faire en passant très
rapidement là-dessus, ne m'attardant pas sur un événement qui n'a
pas heurté ma réalité.
Ce n'est que plus tard que je me suis
fait la remarque.
Cette anecdote me semble significative, mais je ne sais pas exactement de quoi.