# 06 « -Mon marque-page ? Quel marque-page ? »
un homme distrait.
Une histoire courte originale de Kepekignot M.
« Toute histoire se situe quelque part entre réalité et fiction »
(Chloé Crivin, membre à titre posthume de l'académie française pour service rendu à l'avocat Bulaire)
Perdre mon marque-page, ça m'arrive tout le temps.
Vous
aller comprendre.
Ce matin, par exemple. Je me lève, la tête fourrée dans un endroit sombre et étroit que je ne citerai pas, je me poste comme d'habitude au bord du lit, et essaie d'ouvrir les paupières :
Paupières : « - NoooOOooon !
Moi : - Pourquoi paaaaaas ?
Paupières : - Quand bien mêêêême !
Moi : - Peut-êêêêtre! »
Après ce dialogue insolite, elles consentent à laisser pénétrer la lumière. Je regarde ma petite liste posée sur mon bureau et à moitié dissimulée sous une pile de feuilles et autres nuisibles divers. Au programme :
-Ramener le livre (harry potter ouuuh la honte !) à noémie avant qu'elle ne fasse appel au FBI. Suivant.
-Envoyer un cv par e-mail si je veux trouver du travail un jour ou
l'autre.
Suivant.
-Bosser les cours.
Bosser les cours ? Je pouffe. Quelle utopie. Mille contre un que
ce sera pas fait à la fin de la journée, quand un texte de plus
sera postée sur un blog. Je devrais attaquer le site internet pour
détournement de mineur de fond en plein exercice de ses
disfonctions, histoire de me faire de la maille.
Suivant.
-Ne pas oublier de faire réparer le volet, histoire de ne pas
rester dans l'obscurité toute la journée alors qu'un soleil
d'aplomb brille dehors.
Suivant.
-Faire la teuf.
Tiens. Bonne idée...
Ceci étant, il m'arrive de me questionner sur la nature de
l'influx nerveux qui me souffle de marquer dans ce qui me sert
d'agenda de ne pas oublier de faire la fête.
Parce qu'attendez.
Je ne dis pas que ça semble saugrenu pour moi, non non, je cerne
absolument ce qui justifie pour moi cet acte extrémiste ; par
contre, je conçois sans difficulté qu'une personne non avertie
(TOI, ingénu lecteur !) aie du mal à suivre, ou plutôt à courir
après le raisonnement. Et oui, ami lecteur et/ou inculte, je
soutiens avec véhémence la nécessité de cette mesure d'urgence.
Je m'explique :
euh...
comment dire...
j'oublie tout. Sauf une chose : oublier. Le jour où ça m'arrivera, je crois que j'aurai du mal à savoir où j'en suis. Si je me souviens de comme c'était avant. Bref.
Je vais chercher du pain. Je me lève, vais à la recherche de
mon porte-feuille. Où est-il encore allé se fourrer ? Je le trouve
et le pose sur mon lit, le temps de chercher mon écharpe. Puis, le
temps de la trouver, je ne sais plus où j'ai posé mon portefeuille.
Je le cherche, le trouve, met mes chaussures et vais à la
boulangerie. Je reviens à l'appartement, m'installe pour
petit-déjeuner, oublie de mettre le chauffage, me gèle, oublie de
l'arrêter, cuit, oublie mes toats dans le grille-pain, mon eau qui
boue, bref.
Une fois prêt (et je vous épargne les détails) je
prend mes affaires et sort sur le palier, entre dans l'ascenseur.
Alors là, âmes sensibles s'abstenir, c'est du lourd.
Je
reviens en moyenne entre une à cinq fois chez moi chercher quelque
chose dans l'espace qui se situe entre ma porte et la porte du bas.
Je sors de chez moi, m'arrête sur le palier, me rappelle qu'il
me faut un bouquin pour lire dans l'intervalle de mes cours, reviens,
en prend un, m'arrête une deuxième fois sur le palier, retourne
chercher mon mp3 pour les transports en commun, reviens, appuie sur
le bouton d'appel de l'ascenseur, monte dedans... ressort en un bond
! Me souvenant que j'ai oublié ce que je devais faire dans la
journée. J'ai oublié de préciser que la porte ne possède pas de
poignée, ce qui m'oblige à la rouvrir avec ma clé à chaque fois.
Je suis dans ma chambre et déplace dans tous les sens les piles de
parasites qui s'installent sur tout bureau, sans parvenir à remettre
la main au cul de ce satané tipapier (pardonnez mon langage quelque
peu à châtrer, (! Pardon !), à châtier), réalisant non sans une
certaine dérision que j'ai oublié ce que j'ai fait de tout ce que
je ne devais pas oublié de faire. Affolé par la montre qui me hurle
mon retard à chaque seconde qui fuit (fwit !), je finis par brandir
ladite liste, auréolé de gloire après l'accomplissement de cet
exploit, je le concède, hors du commun. Je la fourre dans ma poche
et me rue dans l'ascenseur, m'arrêtant en chemin pour revenir
chercher mon écharpe que j'avais posée sur mon djembé (dans le
hall d'entrée) parce que j'avais trop chaud. Et ouais. J'suis un
gars comme ça, moi.
Une fois dans l'ascenseur, que je me jure de
ne quitter sous aucun prétexte, ou en tout cas surtout pas celui de
retourner chercher quelque chose, je sors ma liste pour la relire,
parce que je viens de me rappeler que j'ai peut-être oublié que
j'avais oublié quelque chose. De quoi je devais me rappeler déjà
?
Le livre de noémie !
J'expérimente alors un de ces moments
de grande solitude, qui mettent en exergue la débilité des gestes
du quotidien. Car pendant les instants qui s'écoulent entre le
moment où on se trouve bêtement à attendre que l'ascenseur nous
amène au rez-de-chaussée et le moment où on pourra de nouveau
agir et appuyer sur l'interrupteur du sixième, il s'écoule un laps
de temps très particulier : c'est l'univers parallèle de la
futilité. Un espèce de paradoxe temporel qui nous oblige à avancer
dans la distance alors que l'on pourrait rejoindre directement le
segment du retour en arrière. En pratique, ça donne une
distanciation par rapport à nous-même pendant l'éllipse, comme un
détachement de l'esprit qui s'auto-observe par désoeuvrement et qui
se trouve très con.
Bref.
L'ascenseur remonte, me redépose
au sixième, je rouvre la porte à l'aide de ma clé et je chope ce
satané bouquin. Puis prend le métro, et oublitère mon ticket.
Arrivé à la fac, je rejoins elie, en retard lui aussi, qui me dit :
« - Y'a Noémie qu'a fait la bringue hier soir, si ça se trouve elle a oublié de se lever ce matin ! »
Et là je lui dit :
« - Elle peut oublier son bouquin alors ! »
Et là je me dis :
« Nan, oublie. Elle oubliera pas. »
Bref.